Changements de régimes

Frank D'Amico est Maitre de conférences à l'Université de Pau & Pays de l'Adour (UPPA) depuis 1997. Il est aussi Alumni et Erskine Fellow de l'University of Canterbury (Te Whare Wananga o Waitaha, Christchurch, New Zealand). Formé à l'Institut de Recherche pour le Développement en Coopération (IRD) dans les domaines de l’écologie parasitaire et de l'entomologie vétérinaire, ses recherches l'ont mené au cours de sa carrière à explorer différents domaines d'expertise, dans une logique transdisciplinaire. Membre des comités scientifiques régionaux de Nouvelle Aquitaine sur les effets du changement climatique sur les écosystèmes (Acclimaterra) et sur la biodiversité et les services écosystémiques (Ecobiose), il porte un regard transversal, à l’échelle locale, sur certains grands défis environnementaux que nos sociétés affrontent. Affecté à l'UPPA au Laboratoire de Mathématiques et de leurs Applications, au sein de l'équipe Probabilités et Statistiques pour l'Environnement, son regard est évidemment influencé par les équations et les données ; il s'interroge non pas sur le nombre croissant de données dans le domaine de l'environnement, à destination des sociétés, mais sur la façon dont elles sont collectées et comment elles sont analysées pour comprendre les changements de régime(s) amorcés.

Les sentiments provoqués par le déclin de la biodiversité

Comme le GIEC avant elle en matière de climat global, l’IPBES1, dans son rapport de 2019, alerte sur un autre changement global : celui du dangereux déclin de la biodiversité, caractérisé par un régime d’extinction des espèces « sans précédent » et qui s’accélère, réduisant d'autant ou annihilant toute chance de répondre à la plupart des autres objectifs mondiaux pour nos socio-écosystèmes. Face à ces changements, certains points de repères se trouvent ébranlés, ce qui engendre des émotions nouvelles. Le philosophe australien Glenn Albrecht2, un des pionniers de la pensée transdisciplinaire, définit la "solastalgie" par le sentiment de désolation provoqué par l’état actuel de son environnement proche et de son territoire. Il construit ainsi un néologisme pour traduire l’expérience existentielle et vécue d’un changement environnemental négatif, ressenti comme une agression contre notre sentiment d’appartenance à un lieu.

Le « régime shift » et ses conséquences

Certes, sur notre planète, certains changements présentent un caractère réversible (par exemple des alternances entre deux ou plusieurs états stables des écosystèmes). Mais dans d'autres cas, ces changements conduisent à un état nouveau, et tout retour en arrière est complexe et difficile (hystérésis), voire impossible. Dans divers systèmes naturels et sociaux, ce qu’on appelle changements de régime (regime shift en anglais) correspond à des transitions plutôt brutales qui engendrent des changements spectaculaires dans la composition et le fonctionnement des socio-écosystèmes. Ainsi, à l’échelle globale, 55 % de la population mondiale vit dans des zones urbaines, une proportion qui devrait passer à 68 % d'ici 20503. Tout près de chez nous, dans le Golfe de Gascogne, nous avons documenté4 un tel changement de régime en lien avec le changement climatique : l'écosystème marin régional se trouve aujourd'hui plutôt dominé par des communautés d'espèces d'oiseaux de mer et de mammifères marins à affinité thermique chaude, certaines remplaçant d’autres préférant les eaux froides (qui dominaient jusqu'à la fin du siècle précédent).

L'ère du Big Data

Pendant le même temps, nous avons aussi changé de régime en matière d’informations et mis le pied dans une nouvelle ère dans laquelle la donnée est devenue numérique (digital en anglais). Nous sommes rentrés également dans le régime du gros, du « big » ! Rien que pour l'étude de la biodiversité par exemple, à l’échelle du globe, les informations rentrées dans GBIF (Global Biodiversity Information Facility, une des bases les plus colossales à l'échelle mondiale, concentre plus de 700 millions d'observations stockées sous forme numérique et sa croissance a atteint 300%) s'y accumulent à un rythme exponentiel5. A l’échelle régionale de l’Aquitaine, le site Faune Aquitaine6 héberge au 1er mars 2020 un total de 5 525 374 contributions fournies par 10305 observateurs inscrits. Mais le « big data » c’est quoi au fait ? Deux cadres principaux existent pour le caractériser : le premier considère qu'on est dans le « big data » dès que le jeu de données dépasse la capacité ou l'aptitude des systèmes et des méthodes conventionnelles ; le deuxième reconnait d'emblée quatre caractéristiques inhérentes à ces données7: leur Volume, leur Variété, leur Véracité et leur Vitesse. La véracité est une dimension très critique, particulièrement dans le contexte des sciences citoyennes puisqu’elle concerne notamment les différents types d’erreurs et le niveau d'expertise des observateurs …

L'analyse scientifique face à l'information de masse

Parce que les changements directs et indirects de la biodiversité et les transformations sous-jacentes imposées aux socio-écosystèmes, dans un contexte de changement climatique de surcroît, constituent des défis majeurs pour nos sociétés, plus que jamais la science doit se montrer rigoureuse, innovante, organisée, ouverte et transparente : les nouveaux régimes permis par le « big data », la science ouverte et numérique, s'accompagnent de contraintes nouvelles qui peuvent creuser le fossé entre science exploratoire et science confirmatoire, alors que plus d'intégration est requise. Ces changements de régimes, ces transitions vers du ‘toujours plus’, nécessitent le développement conjoint de technologies pour collecter les données, d'outils statistiques pour leur analyse et de cyber-infrastructures pour les gérer. Face à des données hétérogènes issues de sources multiples et avec l'ambition de fournir des projections plus fiables pour l'avenir, rien ne semble insurmontable au plan des capacités techniques : les avancées en modélisation statistique bayésienne offrent par exemple des solutions concrètes pour gérer les aspects liés à la variété et la véracité des données tandis que tout ce qui relève de l'apprentissage statistique (machine learning en anglais) permet de gérer les aspects liés au volume et à la variété. En fait, le principal défi ne semble pas tant technologique que socio-culturel. Jusqu'à présent, l'information était plutôt limitée et essentiellement collectée par des professionnels ; l'analyse scientifique était liée à leur capacité d'innovation et de synthèse, selon la sacro-sainte démarche hypothético-déductive, dans la logique de l'inférence qui vise à gagner en généricité à partir d'un fragment de l'information, tirée d'un ou plusieurs échantillons (tant qu'à faire bien choisis) et en suivant un protocole (tant qu’à faire probabiliste). Aujourd'hui, et plus encore demain, l'information est massive et acquise rapidement à la fois par un public élargi à l'ensemble des citoyens et par des systèmes autonomes d'enregistrement à haute fréquence toujours plus nombreux. Par conséquent, l'analyse scientifique se retrouve absorbée dans une nébuleuse diffuse au sein de laquelle les hypothèses à tester perdent leur consistance parfois et où les notions de protocole et d'échantillon sont diluées ou disparaissent complétement, avec le risque de compromettre la qualité de l’inférence.

Plus de données = Plus de connaissances ?

Alors que changement climatique et perte massive de biodiversité vont engendrer des changements de régime inédits (qu'il faudra bien documenter et comprendre), le « big data » semble le nouveau régime idéal. Parce qu'il rime souvent avec grosse masse de données collectées de façon non structurée, au sens où elles sont obtenues sans se conformer à un protocole de collecte standardisé, il est nécessaire pourtant de s'interroger : cette grosse masse de nouvelles données non structurées rime-t-elle avec 'plus de connaissance'8 ? Parce qu'au final, quand on réfléchit bien, qu'est-ce qui importe réellement : miser sur la quantité (parce que la technique le permet et que tout le monde peut contribuer...) en se disant que des analyses il ressortira bien en aval une ou deux tendances (avec les risques que cela comporte…) ? ou bien disposer de données de qualité, en ayant pensé et conçu, bien en amont, les bonnes questions ?

« Il n'est pas trop tard pour agir »

 

Même si le rapport de l'IPBES déplore que la réponse mondiale actuelle 

soit

 insuffisante face au d

angereux déclin 

et aux modifications 

de la nature, ce rapport 

nous informe aussi qu'il n’est pas trop tard pour agir, à condition de le faire d'urgence à tous les niveaux, du local au mondial

 

9

 

. Mais 

pour cela, 

il faut 

également 

changer de régime et le faire de façon massive et inédite, en opérant un « changement transformateur 

». Par

 « changement

 transformateur », on entend un changement fondamental à l’échelle d’un système, qui prend en considération 

les facteurs technologiques, économiques et sociaux, y compris en termes de paradigmes, objectifs et valeurs

 

 

10

 

 

 

1 La plateforme intergouvernementale scientifique et politique sur la biodiversité et les services écosystémiques (IPBES) est l'organe intergouvernemental qui évalue l'état de la biodiversité et des services écosystémiques ; cet état est transmis à la société, en réponse aux demandes des décideurs. https://ipbes.net/news/Media-Release-Global-Assessment-Fr

 

2 Albrecht G. (2020) - Les Émotions de la Terre. Des nouveaux mots pour un nouveau monde. Ed. Les Liens qui libèrent.

 

3 https://www.un.org/development/desa/en/news/population/2018-revision-of-world-urbanization-prospects.html

 

4 Castège I., Milon E., d’Elbéé J., Milpied J.M. & D’Amico F. (2018). Climate change impacts on top predators: first evidence of regime shifts in the south of the Bay of Biscay. VIth International Symposium on Oceanography of the Bay of Biscay (ISOBAY 16) - Anglet 5-7 June 2018

 

5 Kays, R., McShea, W.J. & Wikelski, M. (2019). Born‐digital biodiversity data: Millions and billions. Divers Distrib. 00: 1– 5. https://doi.org/10.1111/ddi.12993

 

6 www.faune-aquitaine.org se donne comme objectifs la collecte, l'organisation et la restitution synthétique des données d'observation de la faune en Aquitaine ; l'inscription est gratuite et donne le droit de participer. Les contributeurs ont accès à un ensemble d'outils de stockage, de recherche et de synthèse de leurs propres données. Ils sont d'accord pour que leurs données soient rendues publiques sous forme de diverses synthèses. Faune-Aquitaine.org participe à un réseau de portails web de collectes de données faunistiques aux niveaux national et international, ...et produits par Biolovision, partenaire suisse. Le portail général pour la France est www.Faune-France.org

 

7 Farley S.S., Dawson A., Goring S.J. & Williams J.W. (2018). Situating Ecology as a Big-Data Science: Current Advances, Challenges, and Solutions, BioScience, 68(8): 563–576, https://doi.org/10.1093/biosci/biy068

 

8 Bayraktarov E., Ehmke G., O'Connor J., Burns E.L., Nguyen H.L., McRae L., Possingham H.P. & Lindenmayer D.B. (2019). Do Big Unstructured Biodiversity Data Mean More Knowledge? Front. Ecol. Evol., vol. 6, article 239, https://doi.org/10.3389/fevo.2018.00239

 

9 https://ipbes.net/news/Media-Release-Global-Assessment-Fr

 

10 ibid

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