Crise sanitaire et habitat : inégalités sociales et transformation des rapports à la ville et au logement

Jean-Claude Driant est professeur à l’École d’urbanisme de Paris (EUP, université Paris Est) et chercheur au Lab’Urba. Ses travaux portent sur les articulations entre les marchés du logement et les politiques de l’habitat, tant à l’échelle nationale que dans la diversité des territoires. Il contribue aux travaux du comité de pilotage du rapport annuel sur le mal logement de la Fondation Abbé-Pierre. Il a notamment publié Les Politiques du logement en France à La Documentation française en 2015 et coordonné, avec Pierre Madec (Ofce) Les crises du logement publié en 2018 dans la collection La vie des idées (PUF).

Affirmer que la crise sanitaire que nous vivons est un fort révélateur des inégalités sociales de notre pays est devenu un lieu commun. S’agissant de la question du logement, ce constat prend toute sa dimension, même si, à bien des égards, il s’agit plus de confirmation que de révélation.
Toutes les dimensions du secteur sont en effet touchées par la crise : ses composantes sociales : conditions de logement, poids sur le budget des ménages ; ses composantes économiques : rythme de la construction et marchés immobiliers et même ses composantes urbaines : distance au lieu de travail, maisons individuelles, etc. Il est donc difficile de faire le tri entre l’ensemble de ces éléments et d’en tirer des analyses pertinentes, surtout en tentant de se projeter vers les avenirs proches et lointains. Au risque d’être très incomplet, tentons toutefois de souligner quelques conséquences de la crise à court, moyen et long terme.

Le logement : premier indicateur d’inégalités

Dans l’immédiat, ce sont les effets directs du confinement de la société française qui sautent aux yeux. En premier lieu, l’obligation de rester à domicile de longs jours met en relief l’extrême diversité des conditions de logement des ménages. Appartement ou maison individuelle, résidence principale en ville ou secondaire à la campagne, personnes seules ou familles nombreuses, génèrent une énorme diversité de situations qui met en pleine lumière les conséquences de l’indignité des conditions de logement de nombreux ménages : insalubrité, surpeuplement, solitude... La Fondation Abbé Pierre alerte depuis de nombreuses années sur ces situations de mal-logement. Le confinement en aura sans doute accru les conséquences sociales, familiales et sanitaires, sans même parler des personnes sans domicile, à la rue, ou hébergées dans des structures collectives où il est bien plus difficile de pratiquer les fameux gestes barrière censés nous protéger de la contagion.

Une précarité accentuée par la crise sanitaire

En second lieu, se sont manifestées dès le mois d’avril les conséquences des premières pertes d’emploi ou des baisses de revenus des salariés placés au chômage partiel. Pour la plupart d’entre eux, locataire ou accédant à la propriété, le logement est le principal poste budgétaire et le premier à pâtir des variations de revenus. Les bailleurs sociaux et privés s’en inquiètent et voient d’ores et déjà le nombre des impayés augmenter. La courbe est inquiétante, tant elle risque de générer des dettes importantes et ingérables pour les ménages dans les situations les plus précaires et de fragiliser encore plus l’équilibre économique d’un logement social déjà très touché par les réformes de ces vingt dernières années.

Baisse de l’activité : quels impacts sur la suite ?

A moyen terme, l’essentiel des questions soulevées par la crise repose sur la façon dont l’économie reprendra, ou pas, un rythme considéré comme normal. Il y a fort à craindre que le réveil soit difficile après une phase aiguë partiellement amortie par l’intensité des mesures de compensation prises par un État réactif et bienveillant. Après le chômage partiel, vient sans doute le chômage total pour de nombreux salariés, artisans ou professionnels indépendants. Même si, en restant optimiste, on peut espérer qu’une partie de ces conséquences resteront temporaires, il faudra sans doute plusieurs années pour retrouver un niveau d’emploi comparable à celui que nous connaissions avant la crise. L’impact de cette situation sur le secteur du logement est multiforme.

D’abord, plus encore qu’aujourd’hui, sur la capacité des ménages à faire face à leurs dépenses de loyers, de charges et de remboursement d’emprunts. La montée des difficultés de paiement ne fait sans doute que commencer. Elle interpelle les pouvoirs publics nationaux et locaux sur les moyens d’y faire face, tant par les mécanismes redistributifs classiques (les aides au logement si malmenées ces derniers temps) que par ceux faisant appel au travail social (les fonds départementaux de solidarité logement -FSL-). Il est probablement déjà loin le temps où l’on pouvait considérer ces aides comme des sources potentielles d’économies budgétaires.

Ensuite, sur les dynamiques des marchés immobiliers. Après plusieurs années d’euphorie, avec des records de ventes dans l’ancien, un rythme élevé de construction neuve et une activité florissante de la promotion immobilière, on peut craindre un net tassement de l’activité. Même si l’on peut s’attendre, comme ce fut le cas après toutes les périodes de crise de ces 150 dernières années, que le secteur de la construction bénéficie de mesures de relances importantes d’ici à la fin de l’année, la baisse du revenu de nombreux ménages et l’inquiétude pour l’avenir constitueront sans doute des freins importants à leurs projets d’accession à la propriété et même, plus simplement, de mobilité résidentielle. La dynamique du marché s’en ressentira.

A plus long terme, si l’on peut espérer qu’en quelques années nous retrouverons une économie normale et peut-être plus inclusive, se posent des questions sur l’évolution de nos modes de vie et de notre rapport à la ville. Sur ce point, plusieurs tendances étaient déjà à l’œuvre. Elles pourraient être accélérées.

Repenser les espaces

Le développement du télétravail est un serpent de mer des prospectivistes depuis au moins une trentaine d’années. Plus récemment, de nombreux signaux faibles dans l’attitude des employeurs du secteur tertiaire en présageaient un développement significatif. La crise sanitaire constitue une accélération probablement irréversible. Mais les conséquences en seront très inégales selon les conditions de logement des ménages. Face au confort que peut représenter le travail à domicile, sans contrainte de transport, dans un grand appartement ou la maison d’un couple sans enfants, quelle place pour le travail dans un logement familial étriqué ou pour une personne vivant seule dont l’essentiel des relations sociales se développe au bureau ?

Quelles conséquences ce développement d’un « bureau à la maison » peut-il avoir sur la conception des logements neufs de demain ? Si une augmentation des surfaces totales reste économiquement peu imaginable pour la majorité des acquéreurs et bailleurs, quels arbitrages spatiaux dans le logement entre chambres, séjours, cuisines ouvertes, espaces de rangement et, désormais, bureau ? La créativité des architectes sera sans doute très sollicitée sur ces questions.
Plus largement, l’usage même de l’espace urbain, en lien avec le logement, devrait évoluer. Le développement des tiers lieux et autres espaces de coworking était déjà acté. Il va s’accélérer. Espérons que les entreprises du secteur tertiaire, qui ne manqueront pas de faire des économies de m² de bureaux fixes, y participeront sans reporter les coûts sur leurs salariés.

Vers un nouveau rapport à la ville

Au-delà encore, quelles conséquences cette période traumatisante aura-t-elle sur notre rapport à la ville et à sa densité ? Après avoir prôné sans limite l’intensification urbaine, la densité (sans le dire), la lutte contre l’étalement, voire contre la maison individuelle, nos idéologies urbanistiques ont déjà pris un tournant ces dernières années vers plus de modération. Il faudrait « en même temps » limiter l’artificialisation des sols et éviter la « bétonisation » des espaces urbains, tout en répondant à la croissance continue des besoins en logement et à l’exigence d’une ville compacte favorisant plus de proximité entre le domicile et le travail. Les débats municipaux interrompus de 2020 ont souligné dans de nombreuses villes les inquiétudes que soulève l’accroissement des densités et mis en relief la quadrature du cercle de ces injonctions contradictoires. La crise sanitaire accroit encore l’acuité du débat et les comportements des ménages les plus favorisés ayant fui la ville pour rejoindre leurs maisons de campagne en montrent encore une fois le potentiel inégalitaire.

L’appétence pour la densité urbaine est de moins en moins démontrée, il faudra en tirer les conséquences. L’inertie inhérente à l’espace construit est telle que la ville de demain est déjà là sous nos yeux et sous nos pieds. Elle est porteuse d’inégalités constamment accentuées par les marchés, qu’ils soient de l’immobilier ou de l’emploi. Mais elle est aussi transformée par nos usages qui évoluent souvent plus vite que le cadre bâti. Par son caractère historiquement inédit, la crise sanitaire du Covid-19 aura sans doute des effets durables sur ces usages. Soyons attentifs à leurs conséquences sur la cohésion sociale et sur la façon de considérer une approche écologique de notre espace de vie.

Par Jean-Claude Driant
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